Témoignage

M. Jean-Patrick BEAUFRETON
conteur normand, association La Piterne

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[00:12]
Bonjour je m'appelle Jean Patrick BEAUFRETON, je suis natif de Louviers, et ma particularité c'est de collecter au maximum les contes et légendes, les textes un petit peu fantaisistes on va dire, de l'ensemble de la Normandie. Dans la région de Louviers, comme partout d'ailleurs - puisque ce sont les humains qui se racontaient ces histoires-là, et il y avait des humains ici - on trouve une bonne trentaine de légende sur le secteur de la communauté d'agglomération. Pour ce travail de recherche on va dans les bibliothèques, les fonds anciens des bibliothèques (celui de Louviers est très bon, ce fonds ancien de bibliothèque), dans les archives, dans certains musées qui nous ouvrent leurs collections, eh bien notre association La Piterne a été créée il y a une vingtaine d'années, la Piterne étant lui-même (ou elle-même, je ne sais pas) le nom d'un animal légendaire qu'on faisait chasser autrefois aux valets de ferme un petit peu naïfs, la nuit. On le compare quelquefois au Dahut : c'est exagéré parce le Dahut était un animal qu'on chassait en couple, il était courtisan on va dire, tandis que la Piterne était un animal qu'on faisait chasser aux niais. Pour trouver ces contes et ces légendes, il y a un auteur incontournable (je suis très heureux de dire que c'est une dame), c'est Amélie Bosquet,avec sa Normandie merveilleuse et romanesque. C'est un trésor... C'était une amie elle-même de Gustave Flaubert mais c'était surtout un trésor de recherche à travers les cinq départements normands, avec toutes les croyances, la légende intégrale de Robert le Diable, etc. L'autre auteur qu'on pourrait citer, c'est Alfred Canel. Alfred Canel qui a écrit Le Blason populaire de Normandie qui reprend tous les surnoms qu'on se donnait de voisin en voisin : les brûleurs d'ânes de Criquebeuf-sur-Seine, "à la Saint-Lubin, choisis ta catin" pour les danseurs de la région de Louviers, etc. Et puis vous avez des auteurs je dirais plus locaux, par exemple vous avez l'Abbé Cochet pour Dieppe, Canel pour la région de Pont-Audemer, et de mémoire je ne vois pas lequel serait le plus lovérien, il faudrait que je cherche dans mes textes. Sur le secteur de Louviers il y a bien sûr - une place de Pont-de-l'Arche porte encore son nom - Eugène Hyacinthe Langlois, incontournable, indispensable, qu'il faut absolument avoir lu. Mais il ne faut pas oublier que ce sont des inventeurs d'histoires, ce ne sont pas des transmetteurs d'histoires. Nous, ce qu'on essaye de faire à La Piterne, c'est de retrouver ces anciens textes et de les conter avec les mots d'aujourd'hui bien entendu, mais il faut toujours faire cette différence entre la légende véritable et l'histoire inventée par un auteur local. Alors, s'il fallait définir ce que c'est qu'une légende, ce que c'est qu'un conte, je dirais tout simplement que le conte véhicule un message : Le Petit Chaperon Rouge c'est pour dire aux jeunes filles de se méfier de l'inconnu, de ceux qui voudraient les charmer en quelque sorte, le méchant loup... Le Petit Poucet, c'est le message "même dans une famille misérable, tu as peut-être encore ta chance de t'en sortir", alors que la légende va s'appuyer sur soit un lieu précis : la Côte des Deux-Amants... Amfreville-sous-les-Monts, au pied de la Côte des Deux-Amants et, comme par hasard, là-haut on parle aussi des "monts" et des "amants" : vous voyez la similitude, le voisinage que ça peut introduire. Tournedos, qui a sa légende de la femme qui tourne le dos à son mari, et des choses comme ça. On m'a même raconté mais je ne l'ai pas encore trouvé, que Porte-Joie, c'était les filles de joie, etc. Donc, le lieu. Le personnage, qui devient mythique : Robert-le-Diable... Je vous mets au défi de me dire quel est le personnage historique qui a vécu toute cette épopée : on invente, on le crée, on en rajoute je dirais même. Ou quelquefois un événement. Un événement... on pense tous à la poule au pot de Henri IV : le roi prend une décision et cette décision est transformée pour devenir une histoire.

[04:57]
Louviers : saint Lubin

A Louviers j'ai trouvé une légende qui correspond à la forêt qui se trouve là-haut, c'est la forêt de Saint-Lubin. Saint Lubin était un ermite qui vivait dans cette forêt, qui venait régulièrement chercher des poissons parce qu'il ne vivait que de la cueillette et de la chasse dans la forêt, mais il venait régulièrement au marché de Louviers (la légende ne dit pas s'il avait lieu le samedi). Il venait au marché de Louviers chercher des poissons, et il remontait dans son ermitage avec ses poissons. Et un jour, fatigué, il s'est assis en route et il s'est endormi. Il s'est endormi pendant 7 ans, au grand étonnement évidemment des témoins qui passaient par là, mais il ne bougeait pas pendant sept années. Et au bout de 7 ans, il s'est réveillé, aussi frais qu'au premier jour, ses poissons aussi consommables qu'au premier jour, sans avoir souffert d'aucune maladie pendant 7 ans. Et plus tard, jusqu'au début du XXe siècle je crois, il y avait une fête à saint Lubin, où les jeunes filles venaient chercher la fraîcheur éternelle, les anciens venaient chercher des solutions à leurs rhumatismes, et les mamans venaient protéger leurs enfants contre toutes les maladies de l'hiver parce que saint Lubin avait passé sept hivers sans le moindre rhume, la moindre grippe ou quoi que ce soit.

[06:23]
Pont-de-l'Arche : l'abbaye de Bonport et le Pont du Diable

A Pont-de-l'Arche il s'en est passé de belles et de pas mûres, hein... Bien sûr il y a eu la fondation de l'abbaye, avec le seigneur qui coursait un cerf, qui ira plonger dans la Seine pour lui échapper, lui a plongé pour rattraper l'animal, et il s'est vu en perdition. Il a prié en disant "Là où je serai sauvé, là où j'arriverai à bon port, je fonderai une abbaye". Evidemment, l'abbaye a été fondée, puisque le seigneur a été sauvé ; l'animal aussi, d'ailleurs, s'est sauvé, et je crois que du côté de Pont-de-l'Arche on peut encore trouver le cerf qui gambade... [07:02] En guise de tradition, il y en avait une que je trouve assez savoureuse, je ne sais pas à quoi ça servait mais je la trouve très belle : chaque année, la veille de la Saint-Jean-Baptiste, le 23 juin, les mamans venaient à la porte de la Vierge, auprès de l'abbaye de Bonport (une porte qui donnait sur la Seine bien entendu) et là, au premier coup de l'Angélus de midi, elles déshabillaient leurs enfants, les attrapaient et trois fois les plongeaient dans le fleuve. Pour les soigner, pour les protéger ? je ne sais pas, je n'ai pas trouvé le pourquoi, mais j'ai trouvé le comment. Je suis un enfant de Pont-de-l'Arche, je n'ai jamais été plongé dans la Seine. [07:41] Plus sérieusement (si tant est qu'une légende puisse être sérieuse, ou une tradition puisse être sérieuse), il y avait le pont de Pont-de-l'Arche. Vous savez que ce pont était impossible à construire et l'architecte qui l'a entrepris se désespérait car il avait un marché avec le seigneur qu'il ne pouvait pas réaliser. Eh bien, un homme tout de noir vêtu lui est apparu, il lui a dit "Si tu veux, demain matin le pont sera complet. Le pont sera complet, mais en échange je te demanderai l'âme du premier qui le traversera". Alors cette légende a plusieurs fins possibles selon les époques. La première fin, c'est de dire que c'est un chat noir qui a traversé. Le chat noir était le symbole du Diable. La deuxième version disait que c'est un âne parce que le Diable est idiot. Et la troisième version dit aussi que le pont, il lui manque toujours une pierre, car l'architecte, avant de laisser traverser quelqu'un, avait retiré une pierre, donc le pont n'était pas terminé. Donc vous voyez que la même légende peut avoir des versions un petit peu différentes.

[08:56]
Acquigny : saint Mauxe et saint Vénérand

A Acquigny, il y avait saint Mauxe et saint Vénérand qui sont arrivés. Ils étaient eux-mêmes romains, mais chrétiens, évangélisateurs, et ils étaient pourchassés par la troupe romaine. Ils avaient quelques compagnons avec eux, et quand ils sont arrivés entre Evreux et Louviers, dans le bon petit village d'Acquigny, ils ont été rattrapés par les Romains, ils ont été décapités sur place et leur tête à continuer à prêcher.

[09:33]
Amfreville-sous-les-Monts : la Côte des Deux-Amants

La plus célèbre des légendes dans le secteur, c'est la Côte des Deux-Amants. La Côte des Deux-Amants, pour parler de la légende ou même de sa structure, elle est apparue au XIIe siècle sous la plume de Marie de France, dans Les Lais de Marie de France qui, comme par hasard, parlent entièrement d'histoires bretonnes, et une seule n'est pas en Bretagne, c'est la Côte des Deux-Amants, à Amfreville. Là, le roi des Pistriens, le roi de Pîtres (la commune de Pîtres) ne voulait donner sa fille en mariage qu'à celui qui serait capable de la porter sur son dos du pied de la colline, c'est-à-dire du bord de Seine, jusqu'au sommet sans jamais s'arrêter, en une seule traite, avec la jeune fille sur le dos. Alors ce qui est intéressant, c'est que effectivement le garçon accepte l'épreuve, prend la jeune fille sur son dos, monte avec beaucoup d'efforts et s'épuise arrivé au sommet de la colline. De désespoir, la jeune fille se jette dans le vide pour rejoindre son amant dans la mort, en quelque sorte. Et ce qui est intéressant, c'est qu'il y a plusieurs versions hein les légendes, c'est de la tradition orale, donc elles circulent à travers le temps, et on retrouve cette légende à la période des poisons. Vous savez il y avait période des poisons à la cour de France, eh bien là, on dit que la jeune fille avait une tante sœur en Italie, qu'elle va y chercher un élixir pour soutenir les efforts de son promis en quelque sorte, et que lui, le garçon, refuse le dopage (il veut gagner le Tour de France la tête haute, c'est pas "à l'insu de son plein gré"), donc il monte jusqu'en haut, et malheureusement il s'épuise. Et quand ils arrivent en haut, la jeune fille veut lui mettre un peu de cet élixir sur les lèvres mais il est déjà trop tard.

[11:29]
Criquebeuf-sur-Seine : les brûleurs d'âne et la barque des sorciers

Toujours dans cette vallée de Seine, vous avez également la commune de Criquebeuf-sur-Seine. A Criquebeuf, il y avait une tradition une croyance. La tradition c'est qu'on appelait les gens de Criquebeuf les brûleurs d'âne. Pourquoi les brûleurs d'âne ? C'est tout simplement qu'au carnaval de la Mi-Carême ou du Mardi-Gras, ils avaient pour habitude de brûler un mannequin. Et une année, le mannequin n'était pas prêt, n'était pas là ! Alors qu'est-ce qu'ils ont fait ? Ils ont pris un âne, et ils l'ont enrobé de produits combustibles, et ils l'ont cramé. Alfred Canel, qui avait écrit Le Blason populaire de Normandie, qui rappelle tous les surnoms qu'on se donnait les uns aux autres, eh bien il parle de ces brûleurs d'âne de Criquebeuf-sur-Seine. [12:23] L'autre croyance qu'il y avait c'est que de l'autre côté de la Seine (du côté de Freneuse en quelque sorte), il y avait une grotte où se réunissaient des diables chaque semaine. Mais il fallait traverser le fleuve pour se réunir, et les diables, les sorciers d'Elbeuf et de Pont-de-l'Arche se retrouvaient à Criquebeuf pour traverser la Seine et ils prenaient toujours - et ça, ça m'a toujours étonné - ils prenaient la barque de Doubet, or si vous regardez, des Doubet je crois qu'il en existe encore, la famille est encore présente à Criquebeuf-sur-Seine, mais je ne pense pas qu'ils soient coupables de quoi que ce soit. Au contraire, ils étaient victimes : parce que les sorciers, quand ils traversaient le fleuve, ils étaient corrects, mais quand ils revenaient de leurs réunions, ils déféquaient dans la barque ! Et chaque semaine, Doubet était obligé de nettoyer de fond en comble sa barque pour pouvoir transporter son maraîchage au marché de Pont-de-l'Arche ou au marché d'Elbeuf. C'est pas moi qui l'invente, hein. Ah oui mais on trouve de tout dans les légendes, on trouve de tout. "La monnaie de sorcière" : on disait que c'était les sorciers qui payaient leur péage avec ça.

[13:41]
Léry : le hêtre de saint Ouen

A Léry, ce hêtre saint Ouen était l'endroit où l'évêque de Rouen saint Ouen se serait reposé au cours d'une de ses visites épiscopales. Et la tradition qui y était rattachée, c'était qu'il y avait un arbre avec la statue du saint, et il fallait être la jeune fille la plus rapide pour pouvoir déshabiller et rhabiller de neuf cette statue, chaque année. L'enjeu était de taille : la jeune fille qui parvenait à cet exploit-là était garantie de trouver un mari dans l'année. Vous comprenez qu'on le faisait avec beaucoup de sérieux.

[14:27]
Tournedos-sur-Seine : le mariage de Richard Sans-Peur

Il est une commune que l'on ne peut pas aborder sans une certaine gravité, parce qu'il s'est passé un malheur, il faut bien dire les choses telles qu'elles sont. Richard Sans-Peur, vous vous doutez bien qu'avec un pareil nom, ce n'était pas un homme qui s'effrayait pour un oui ou pour un non. Et pourtant, Richard Sans-Peur a connu là une sorte de panique. Il faut dire qu'il avait vécu avec une maîtresse, Gonor, dont il avait abusé par tous les temps, en tous lieux, de toutes les façons qu'on puisse imaginer, et puis il s'est retrouvé veuf. Alors les conseillers lui ont dit qu'il fallait qu'il épouse Gonor, puisqu'il avait eu déjà sept enfants avec elle, et que, ainsi, il pourrait avoir une succession sur le trône de Normandie. Mais Richard Sans-Peur hésitait, puis finalement, connaissant les exploits de Gonor, il a accepté. Et lui, ce qu'il attendait, ce n'était pas la cérémonie, ce n'était pas le repas, c'était la nuit de noces. La nuit de noces... je n''y étais pas mais il y a des témoins sans doute, puisque c'est dans les textes : là, Gonor s'est refusée à son mari. Elle lui a tourné le dos c'est pour ça que la commune s'appelle tout simplement Tournedos-sur-Seine.

[15:53]
La saison des bals

Il faut savoir que, à Louviers et dans sa région, on était de grands danseurs, de grands courtisans, et il y avait la saison des bals. La saison des bals, qui était ouverte à la Saint-Lubin, fête au mois de mars, à Louviers-même, et qui se terminait à l'automne, juste avant l'hiver, à Vironvay par la Saint-Gourgon. Et il y avait un proverbe pour être sûr de ne pas oublier son calendrier, le proverbe qui disait "A la Saint-Lubin, choisis ta catin, à la Saint-Gourgon, tu peux quitter ta guenon".

[16:33]
Le jour des morts

La fête des morts. L'autre tradition de la fin de saison, c'était, en vallée d'Andelle et en vallée de Seine - donc le territoire de la communauté d'agglomération -, où le jour des morts, qui n'était pas la Toussaint mais le lendemain, le 2 novembre, on avait pour tradition, à table, de toujours servir une part de plus, une assiette de plus, pour les revenants qui étaient susceptibles de se joindre à la famille. Evidemment, on pensait là surtout aux défunts de l'année qu'il fallait honorer.

Mots-clés et témoignages associés

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Communes
Acquigny
Amfreville-sous-les-Monts
Criquebeuf-sur-Seine
Léry
Louviers
Pîtres
Pont-de-l'Arche
Porte-de-Seine (anciennement Porte-Joie et Tournedos-sur-Seine)
Vironvay


Périodes
Haut Moyen Âge
XIe-XVe siècles
1800-1850
1850-1900
1900-1914


Thématiques
Légendes
Vie quotidienne


Voir aussi
Témoignage de Mme Carine DOUVILLE, responsable de l'antenne Normandie Rouen du Conservatoire botanique national de Bailleul

Témoignage de Mme Jacqueline NALET, habitante de Pont-de-l'Arche

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